Réinventer l’espace-classe

La semaine dernière, j’ai eu une discussion très intéressante avec une collègue.

Alors que je m’apprêtais à quitter la salle de classe, ma collègue, qui enchainait avec son cours, juste après, m’a dit :

 » Alice, l’autre jour, j’ai dû bouger les tables, pourrais-tu les remettre dans le bon sens à la fin de ton cours s’il te plaît ?

(La position initiale est un grand U, avec des tables alignées et parallèles à l’intérieur, et moi, des fois, je bouge les tables, je fais d’autres U à l’intérieur du grand U, des îlots…)

J’ai enchaîné :

– Dans le BON sens, ça veut dire quoi ?

– En rang, face au tableau.

– Mais pourquoi c’est le BON sens ? Moi, je me pose la question de ce BON sens qu’on a toujours connu, de la primaire à la fac. Je ne sais pas si c’est vraiment pertinent pour la communication. En fait, j’ai vraiment du mal avec ces tables alignées de façon parallèle ; les apprenant.e.s doivent se retourner pour se parler, la parole ne circule pas bien, les un.e.s voient les nuques des autres.

Une de nos collègues, justement, bougent les tables en îlots, à chaque fois, au début de son cours et elle les remet alignées à la fin. Mais pourquoi devrait-elle les remettre ? Qui a décrété que dans cet établissement, la norme était l’alignement parallèle des tables ? (J’aurais pu grimper sur une table et faire un grand discours, j’étais à fond) C’est intéressant comme sujet. (c’était trop beau oui ! une de mes passions : la remise en question de nos schémas pédagogiques traditionnels, les débats et les analyses à propos de ces questions).

– Je comprends ce que tu veux dire, mais quand ils doivent regarder le tableau, recopier les lettres, les tracer, travailler l’alphabet … ils se tordent le cou.

(Et c’est sûr que, là, chacune avait ses arguments, le débat allait être fort intéressant, mais partant pour mon cours du soir, je n’avais pas le temps de développer.)

– Oui, oui, je vois, on pourrait en parler lors de la prochaine réunion de l’école, ça te dit ? Un projet d’établissement est justement en cours et on aborde ces questions de l’espace-classe.

Elle était motivée.

********************************

Fin de la discussion.

Cela m’a permis de repenser à cette thématique si peu abordée dans la formation pour adultes (déjà si peu abordée, je pense, dans le primaire et le secondaire) :

L’AMENAGEMENT DE LA CLASSE

Est-ce qu’on se pose ces questions à l’université, en Master FLE-didactique ?

NON.

Jamais.

Pendant mes études de didactique des langues à l’université, cette thématique n’a jamais été abordée. Pourquoi ? Parce que tout simplement, l’enseignement frontal ou simultané, est intégré dans notre culture (et dans de nombreuses autres cultures) depuis des siècles. La questions n’effleure, je pense (s’il vous plaît, dites-moi que je me trompe), même pas l’esprit des enseignant.e.s formant d’autres enseignant.e.s.

Alors, oui, d’accord, il peut y avoir les U et les îlots. Mais c’est tout. Rien de plus, pas de réflexion sur du matériel à disposition pour les apprenant.e.s, sur l’apprentissage en position verticale et non assis, sur des espaces sans tables ni chaises dans les classes … Une question de place et de moyens financiers ? Non, pas seulement.

J’ai commencé à m’intéresser sérieusement à la question quand je suis arrivée à l’Association des Femmes de la Boissière, à Montreuil, en 2010, en tant que formatrice / coordinatrice. On avait beaucoup de liberté et on avait notre propre local. J’ai travaillé dans cette association jusqu’en 2020 et pendant dix ans j’ai dû bouger les tables, avec mes collègues et les apprenant.e.s, quasiment tous les ans. (j’en ai parlé ici : https://bonjourjesuis.fr/2019/10/05/on-a-reamenage-la-classe/) On se demandait souvent quelle était la meilleure disposition pour apprendre et coopérer, sachant qu’on avait en plus un handicap : des petites salles, soit une « grande salle » de 25 m2 et deux petites salles de 12m2 chacune. Les effectifs étaient bien sûr adaptés, mais on dépassait souvent le nombre requis (comptant sur quelques absences à chaque fois), car il y avait beaucoup de demande de cours d’alphabétisation sur le quartier. On devait donc réfléchir à une optimisation totale pour que les apprenant.e.s puissent jouir d’un espace agréable, pratique, favorisant l’autonomisation et la coopération. Alors, on a eu de nombreuses discussions avec les apprenant.e.s et on a beaucoup bricolé.

On a opté pour :

  • des petites tables individuelles légères, à bouger facilement, en îlots, en U ou à empiler le long des murs pour faire du théâtre, de la relaxation, danser, chanter.
  • quelques petites tables sur roulettes et pliables + quelques chaises pliables
  • un bac à livres empruntés dans la bibliothèque du quartier, posé dans l’entrée, choisi pour leur statut « facile à lire » (autre thème passionnant)

On a fixé :

  • des étagères au mur pour y mettre des outils : autres livres  » facile à lire », dictionnaires, petits livres, feuilles blanches, ardoises, crayons, …
  • des panneaux de lièges avec des punaises pour pouvoir y afficher des informations importantes et les changer facilement et souvent.
  • un deuxième tableau blanc sur un autre mur pour y noter l’agenda de l’association.

Cet aspect de l’enseignement est trop souvent dénigré alors qu’il est essentiel. Dans les filières d’enseignement de la didactique, une unité spéciale devrait être consacrée à cela.

Pourquoi l’aménagement de la classe est si lié à notre façon d’apprendre ?

Plusieurs raisons selon moi :

  • Parce que, tout simplement, notre corps est lié à notre cerveau. Ah la belle découverte !
  • L’espace délimite des zones de pouvoirs et d’agissements. Dans une disposition frontale, l’enseignant.e est en position de force, iel transmet, les apprenant.e.s écoutent et la circulation des informations entre eux.elles est très compliquée. D’ailleurs, quand un.e apprenant.e. s’exprime, sa parole passe très souvent par l’enseignant.e pour repartir vers les autres, elle fait des allers-retours successifs. C’est dû à un conditionnement selon lequel l’enseignant.e possède les clés de la classe et c’est très lié à l’espace-classe frontal qui empêche la parole de circuler entre les apprenant.e.s.

Mais, les enseignant.e.s veulent-ils.elles donner du « pouvoir » aux apprenant.e.s ?

C’est une question essentielle.

———

J’ai récemment découvert la classe mutuelle par le biais de la conférence TED X de Vincent Faillet, https://youtu.be/Yn1YMTfbUqI.

Passionant.

Je vais m’y intéresser de plus près…

4 commentaires sur “Réinventer l’espace-classe

  1. Très intéressant. Ce sont des questions que je me pose systématiquement. J ai des apprenants adultes réfugiés et demandeurs d asile et la géographie de classe est très importante pour faire groupe entre des gens dont le seul point commun ce sont les traumas et le refuge en France. Malheureusement les salles sont prêtées et il est interdit d afficher, peu de places pour ranger le matériel. Etc .

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    1. C’est une question récurrente en formation de FLE et d’alphabétisation : les locaux partagés et l’impossibilité d’avoir sa propre salle. En effet, c’est limitant, mais il y a, je pense, des alternatives. On peut essayer de créer du matériel minimaliste : une bibliothèque de Petits Livres, des panneaux de liège où on peut fixer et enlever facilement des affiches, voir si on peut mettre des tableaux blancs en plus pour favoriser le travail en groupe et le mouvement.

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  2. Passionnant. Je suis tout à fait d’accord avec toi, l’espace doit, pas seulement être modifié, mais réinvesti. On nous affuble de normes qui demeurent figés de quelque nature qu’elles soient et il ne faut surtout pas hésiter à les transgresser, à les remettre en cause. Je reste très marqué par l’idée de Bernard Collot, qui dit que le premier jour de classe, ce qu’il faut faire, c’est surtout sortir dehors, ne pas rester cloîtré dans un espace clos, mais appréhendé l’univers alentours. Je crois que dans une salle comme la tienne, il faut réaménager et permettre à chacun de trouver sa place, surtout lorsqu’on vient d’autres pays, d’autres cultures, avec d’autres langues. Il faut se l’approprier, même si ce n’est que temporairement.

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