Portraits d’apprenant·es = Farah

Je vais démarrer un nouveau style d’articles = des portraits d’apprenant·es

Contexte : SCAP, FOA NL1, Cours du jour, 3 fois 2h / semaine, Belleville, année 2022-23, cours annuel (légendes à la fin de l’article)

Farah est arrivée le premier jour de cours accompagnée de son mari. J’étais surprise, c’est assez rare. Tout juste retraitée, elle était très timide. J’ai le souvenir d’une femme un peu voutée, qui avait des difficultés à s’exprimer et à sourire. Son mari, très à l’aise en français m’a expliqué : «  Je me présente, Docteur … Nous venons d’Irak, nous sommes là depuis plusieurs années. Ma femme a fait un AVC il y a quelques mois, elle a oublié tout son français, elle a besoin d’apprendre lentement. « 

Alors là, j’ai compris. Elle avait fait des études en Irak, donc n’avait, à priori, rien à faire dans ce cours, mais le collègue qui l’avait inscrite dans ce cours, lors des positionnements avait vu juste = après son AVC, elle allait avoir besoin d’aller très lentement.

C’était intéressant, car elle avait tous les réflexes scolaires d’une personne qui avait été scolarisée jusqu’au niveau universitaire : elle avait déjà toutes les fournitures, se mettait en action assez vite dès le début du cours, recopiait assez rapidement, … mais comprenait lentement et était complètement bloquée à l’oral.

Très vite, je me suis attachée à elle pour plusieurs raisons. Elle était la doyenne du cours et était très respectée des autres apprenants, une majorité de jeunes hommes, elle avait beaucoup d’humour, on le sentait malgré ses difficultés à communiquer.

De plus, je milite vraiment pour que tout le monde, à tout âge puisse étudier, il n’y a pas d’âge maximal. Notre société / comme beaucoup de sociétés occidentales / est agiste et met les vieux et vieilles de côté, pensant qu’il sont périmés et inutiles, alors que l’intergénérationnel est une chance pour toustes. De plus, continuer à apprendre tout au long de sa vie diminue les risques de maladies d’Alzheimer et autres. Le fondateur de l’Association des Femmes de la Boissière où j’ai travaillé dix ans, Henri Retailleau, nous disait :  » Nos cours devraient être remboursés par la sécu. » car un des cours d’alphabétisation était très fréquenté par des femmes retraitées.

Et puis, c’était comme une mission pour moi : l’aider à retrouver cette langue qu’elle avait parlée avant son AVC. Mission difficile, car je ne suis ni neurologue ni orthophoniste, et je n’avais pas toutes les compétences pour cela. D’ailleurs, je ne cesse de répéter à mes collègues que nos formations de FLE sont bien incomplètes. Quand nous avons des profils neuroatyiques en cours (autistes, dys, …) nous sommes démunies.

Petit à petit, elle s’est mise à parler, toujours très encouragée par le groupe. Elle aimait les jeux de rôles, était toujours la première à vouloir écrire au tableau. Elle était très assidue et faisait beaucoup d’efforts. Elle me touchait beaucoup. 

Mais en milieu d’année, elle a commencé à stagner, puis à régresser. C’était vraiment dur. Je me souviens d’un cours marquant.

J’expliquais quelque chose et Farah ne comprenait pas. Depuis un moment, elle ne cherchait plus forcément à me comprendre, elle attendait souvent la traduction, en arabe, d’un apprenant égyptien très aidant, Galal. J’ai dit :  » C’est pas grave, je recommence, je vais te réexpliquer Farah.  » Elle avait les larmes aux yeux, elle s’est retournée et a parlé à Galal, qui m’a traduit :  » Elle dit que tu es très gentille et que tu te fatigues beaucoup pour elle, mais elle, elle ne comprend rien.  » Ca m’a beaucoup attristée qu’elle soit si lucide sur sa situation et qu’elle perçoive sa régression. Pour tout vous dire, j’ai senti les larmes monter. Alors, j’ai dit :  » je vais faire une photocopie.  » C’était à moitié vrai. J’ai quitté la classe. Devant la photocopie, j’ai laissé couler quelques larmes et je me suis reprise.

Alors oui, on est profs, on est au travail, mais on est face à des humain·es, on n’est pas des machines. C’était la première fois que je ressentais cela en cours = sentir qu’on a tout essayé, mais qu’il y a trop d’obstacles et que la personne en question le sent bien. Et ça, c’est dur.

Par la suite, Farah a continué à régresser, mais sans jamais rater un seul cours et en étant toujours motivée. Je sentais qu’elle ne parvenait pas à mémoriser, que certains mots appris des mois auparavant lui échappaient. Elle se remettait à me répondre en arabe ou à systématiquement demander des traductions aux autres apprenants. Mais je sentais que continuer à venir était très important pour elle. Sa famille l’encourageait beaucoup, d’ailleurs, son mari était venu me voir en milieu d’année pour me demander de lui donner les photocopies en double pour qu’il puisse lire avec elle à la maison. J’ai donc compris que ça ne servait à rien de s’acharner, j’ai accepté cette situation, tout comme Farah, à mon avis, l’avait acceptée aussi. L’ambiance était toujours aussi chaleureuse, elle avait toujours autant d’humour et se sentait bien dans la classe. Elle pouvait parfois rire aux larmes et communiquer sa bonne humeur à toute la classe. C’était l’essentiel.

A la fin de l’année, elle a passé le certificat et l’oral était compliqué. Quasiment plus aucun mot de français ne sortait. Je lui ai donc conseillé de refaire le même niveau, ce qu’elle a très bien compris.

Avant les certificats, elle m’a invitée à déjeuner, un samedi, dans sa famille. Elle avait préparé un festin délicieux. Son mari parlait beaucoup, ses neveux, qui faisaient leurs études ici, parlaient très bien français et elle, écoutait et était très silencieuse. Mais cela nous avait fait très plaisir  de nous retrouver.

Je n’oublierai jamais Farah.

SCAP : Service des Cours d’Adultes de Paris https://www.paris.fr/pages/cours-municipaux-d-adultes-205

FOA NL1 = Français sur Objectifs Adaptés (publics peu scolarisés) alphabet Non Latin, niveau 1 (allophones, grands-débutants)

3 commentaires sur “Portraits d’apprenant·es = Farah

  1. Chère Alice, merci beaucoup de nous partager cela 🦋.
    Justement une de mes collègues me disait cette semaine, oh là là, cette apprenante de 53 ans n’a presque rien à faire chez nous (FLE A0-A1). Sans arrêt elle répète : moi pas compris, et ma collègue que j’adore lui a répondu qu’elle ne pouvait pas tout le temps ré expliquer car cela ralentirait trop le groupe …et moi je me suis dit : euh oups, et moi qui me prends la tête à tout ré expliquer afin qu’elle continue de bien se sentir motivée et pas abandonnée, je mets peut-être la classe au ralenti . Après ce n’est pas de l’alphabétisation mais au-delà de cela un des autres apprenants m’a expliqué que elle était scolarisée en URSS et que c’est pour cela qu’elle écrivait TOUT et cherchait à TOUT comprendre (d’où une utilisation excessive de son téléphoner en classe ) . Comment dois-je faire pour l’aider ? J’ai vu qu’elle aimait les vidéos …et qu’elle aimait rire aussi , donc j’essaie de mimer beaucoup et de sortir des sentiers battus . Mais les moqueries commencent et cela est délicat à gérer 😿.
    En vous remerciant encore,
    Karin (formatrice FLE super débutante suite à une reconversion professionnelle médicale).

    Et si jamais par le biais de votre association.vous pouvez prendre une assistante bénévole en immersion quelques jours , je suis toute ouverte à toutes propositions 🌺.

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    1. Bonjour Karin, vaste question, très intéressante, qui appelle beaucoup de réponses. Une expérience = dans l’association où j’ai travaillé de 2010 à 2020, l’Association des Femmes de la Boissière (AFB) à Montreuil (93), il y avait un groupe de femmes en Alphabétisation 1 (entrant dans l’écrit) de tous âges, de 18 à 78 ans. Progressivement, on a senti qu’elles n’avançaient pas au même rythme et qu’elles n’avaient pas les mêmes centres d’intérêt. On a donc crée deux groupes, de deux générations, tout en gardant un créneau horaire commun à toutes, pour qu’elles continuent à échanger, se fréquenter et s’entraider. On avait la chance d’avoir quatre matinées d’ateliers dans cette association, cela nous permettait cette amplitude. Je n’y suis plus depuis trois ans. Je travaille dorénavant au SCAP à Paris, qui ne prend pas de stagiaire. Mais je donne des formations, vous pouvez me contacter = alicelenesley.pro@gmail.com

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      1. Merci beaucoup pour votre retour chère Alice.
        Pour vos formations, je vais devoir attendre d’être stable financièrement 😉, car j’ai déjà regardé et cela ne sera pas possible avant au moins 2 ans .
        En tout cas, je vous remercie encore pour votre réponse . Malheureusement on ne pourra pas mettre cela en place mais avec l’hétérogénéité de la classe, j’espère que cela ira dans le bon sens pour elle ☺️. En attendant je continue de faire le clown.
        Bien à vous,
        Karin

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